PEINE PERDUE
Nous marchons dans les rues, c'est l'hiver, la nuit tombe. Des femmes seules courent sur le pavé qui luit. Elles rentrent chez elles, nous ne saurons pas où elles habitent. Nous les croisons, les gardons un instant en mémoire comme on épingle un papillon, une luciole, mais déjà elles se modifient dans le souvenir, elles s'abîment en nous et nous les perdons à jamais. Parfois, le lendemain matin, au lever, une dernière secousse les ramène à nous, nettes et fraîches, qui précèdent un trou noir irrémédiable. Nous n'aurons pas assez de notre vie pour les rencontrer à nouveau. Le hasard est sévère, il déçoit les timides. C'est hier qu'il fallait tenter sa chance, l'approcher, trouver les mots sous la pluie de décembre. Nous continuerons d'avancer de femmes en femmes, c'est-à-dire de chimère en chimère, et, c'est dans la solitude que nous saurons les aimer, les faire rire et les épouser pour toujours. Une fois coupé d'elles à jamais, voilà que nous prononçons dans le vide, évidente et magnifique, la phrase qui fait mouche, la répartie qui bâtit les destins. La page blanche soudain se remplit, nous sommes des génies, trop tard. La femme de notre vie va rejoindre la vie d'un autre, sans se douter une seconde que nous étions sur le point de modifier son avenir, de tout sacrifier pour son allure inédite, son existence inconnue, sa bouche nourrie de mystères et son regard dangereux. Les bêtes choisissent par instinct la plante qui leur est favorable ; nous allons spontanément vers les femmes que nous devinons qu 'elles sauront, mieux que quiconque, nous faire souffrir. C'est cette moue-là, ce nez-là, ces pommettes-là que nous avons choisis pour pleurer. Mais les femmes que nous rêvons d'aborder n'existent jamais : elles sont des corps remplis de nos attentes, des vies nourries par nos névroses. Exagérées par les circonstances, multipliées dans leur beauté par la nouveauté, elles se détachent de la foule spécialement pour nous plaire, quand nous devinons qu'elles recèlent, comme les autres, des trésors de déceptions, de normalité, de banalité. Nous les voyons en relief, homothétiques, puissantes : un ailleurs existe pourtant où elles ne sont que ce qu'elles sont vraiment, des femmes un peu perdues qui ont besoin d'amour, et d'enfants, et de paix. Solidifiées un temps dans notre cœur, compactes, durables, elles s'effritent doucement, nous les rendons à leur futur, nous nous désintéressons d'elles aussi vite qu 'elles nous avaient intéressés. Elles s'éloignent. Elles s'éloignent et, déjà, d'autres, plus belles encore, plus mystérieuses, s'avancent en souriant.
Yann MOIX
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